Le coût et l’accessibilité de la culture

Il y a présentement débat sur la numérisation des oeuvres culturelles françaises. L’un des enjeux est la préservation de la culture française face à l’hégémonie anglo-saxonne. Il m’apparaît qu’à force de se traîner les pieds et de prôner la prudence, il y a un risque réel de promouvoir l’hégémonie culturelle anglo-saxonne.

Comme c’est le cas de tout ce qui est posté sur ce blog, ceci est une ébauche, une réaction face à certains échos qui viennent d’autres blogs et de la presse électronique.

Jean-Noël Jeanneney, le président de la Bibliothèque nationale de France, a dénoncé l’initiative de numérisation à grande échelle de livres par Google. Heureusement, le résultat de cette dénonciation ne fut pas de légiférer sous prétexte de protéger la culture (ce qui aurait été culturellement suicidaire) mais de mettre sur pied un projet concurrent pour numériser le patrimoine culturel européen. Bravo! Plus il y aura d’initiatives en ce sens, mieux c’est. Le but avoué est de protéger les cultures européennes de l’hégémonie culturelle anglo-saxonne. Je ne peux qu’approuver étant donné que je crois la diversité culturelle être un avantage de la même manière que la diversité biologique l’est.

Il y a cependant une ombre au tableau. Et ici, je fais passer mon focus culturel de l’europe en général à la francophonie, notamment les pays francophones d’Europe et le Canada français. Si vous, cher lecteur, êtes d’un autre pays francophone que ceux-ci, vous m’excuserez de ne pas être assez au courant de la situation chez vous pour pouvoir en parler. Cette ombre, donc, est le problème des coûts et de l’accessibilité.

Ce n’est pas tout de numériser, il faut encore rendre l’information facilement disponible. Il faut qu’elle soit cataloguée et que ce catalogue soit accessible sur internet. Les documents doivent être disponibles en version électronique sans les encombrements majeurs qui sont habituellement ajoutés pour essayer de protéger les droits d’auteurs. Les livres rendus disponibles de cette façon doivent contenir le texte lui-même plutôt que des images de texte afin que la recherche puisse se faire aisément.

Pour ce qui est des coûts, ils doivent être raisonnables pour l’usager. Je dois avouer qu’il est difficile de décider ce qui est raisonnable et ce qui ne l’est pas. Cependant, les usagers ne sont pas cons. Si on veut leur faire payer un prix déraisonnable, il vont éviter d’acheter.

Mais quelle est la signification de tout ceci? C’est très simple. Toute barrière à l’accès à la culture entrave la possibilité de cette culture de survivre et de fleurir. Le danger auquel la francophonie fait face n’est pas seulement qu’elle soit laissée derrière au niveau de la numérisation mais qu’une fois ses oeuvres culturelles numérisées celles-ci soient difficiles d’accès ou qu’elles coûtent trop cher à obtenir. Et je crois que c’est déjà un problème pour la francophonie. J’ai récemment cherché des éditions électroniques de livres en anglais et en français. Il y a beaucoup plus d’offres de livres en anglais qu’en français. Par exemple, Jacques Derrida est disponible électroniquement en traduction anglaise mais pas en français! Et puis il y a les propos de Serge Eyrolles (dont j’ai pris connaissance grâce à Sébastien Bailly):

Le bureau du syndicat refuse de confier la numérisation des livres à Google tant que n’aura pas été réglé le problème de la protection des droits. […] Certes, nous avons conscience qu’il faut bouger et qu’Internet peut être un formidable outil de promotion. Nous ne serons pas une ligne Maginot contre la modernité. Mais, auparavant, il faut clarifier les règles du jeu par rapport à la propriété littéraire. Ensuite, soit on fera évoluer les contrats afin de préserver les intérêts des 665 000 personnes qui, en France, touchent des droits d’auteur. Bref, nous devons réfléchir, consulter. Avant que nous soyons prêts, il coulera de l’eau sous les ponts.

Quand je lis “il coulera de l’eau sous les ponts”, je crains qu’à force de protéger les droits d’auteurs (et je me demande si ce sont bien les droits d’auteurs que Monsieur Eyrolles veut protéger ou ceux des éditeurs), les auteurs ne soient écartés du marché mondial de la culture et qu’ils ne deviennent invisibles. Pendant que l’eau coule, les gens qui doivent faire des choix entre l’anglais et le français vont aller du côté de l’anglais. Car si Google est une menace, c’est parce qu’il y aurait en théorie la possibilité d’un choix entre l’anglais et le français. Une possibilité que Google empêcherait, ou du moins entraverait, par la promotion d’un point de vue anglo-saxon aux dépends du point de vue francophone. Et l’on admet d’emblée, si l’on croit que Google est une menace réelle, que le patriotisme culturel ne peut empêcher de façon significative cette entrave de Google à la culture francophone.

Par l’intermédiaire de son blog, Sébastien Bailly nous fait part d’un problème d’accès à la Bibliothèque européenne. C’est la première nouvelle que j’ai de cette iniciative, qui semble très prometteuse. Malheureusement, comme Sébastien Bailly note, le site n’est accessible qu’avec Internet Explorer. Voici un autre exemple de ce qu’il faut éviter à tout prix. Il n’y a aucune excuse, ces jours-ci, pour qu’une institution sophistiquée au niveau des technologies de l’information ne suive tout simplement pas les standards établis pour assurer l’interopérabilité plutôt que de se couper de ses usagers potentiels et d’entraver la dispersion de ce qu’elle propose. Google Maps est un exemple assez complexe de ce qui peut se faire quand les standards sont suivis à la lettre. Si la Bibliothèque européenne entrave l’accès à ses collections, c’est qu’elle n’a pas bien compris les enjeux auxquels elle doit faire face.

Je peux m’offrir comme exemple d’utilisateur. Comme je comprends aussi bien l’anglais que le français, j’ai le choix des deux langues. Comme je n’ai rien à foutre du patriotisme culturel, je n’ai aucun scrupule à aller du côté de l’anglais si ça m’est plus facile. Donc, quand je travaille à ma recherche et que les articles et les livres sont plus facilement disponibles en anglais, c’est vers l’anglais que je me tourne. Et ce qui est complètement con, c’est que parfois un auteur francophone, comme Derrida, m’est disponible seulement en anglais! Quand je veux me divertir, si les films en français, par exemple, ne me sont pas facilement disponibles, (et je vis aux États-Unis où les films français ne sont pas facilement disponibles) c’est encore vers l’anglais (ou le hindi, car j’aime bien certaines productions de Bollywood) que je me tourne.

Il serait possible de répondre que mon cas est spécial. Que, moi, j’ai vraiment le choix mais que peu de gens ont ce choix car ils ne maîtrisent que l’anglais ou le français mais pas les deux ou bien que leur patriotisme fera qu’ils n’iront pas du côté de l’anglais. Mais si c’est bien le cas que je suis une exception, alors Google n’est pas une menace et Jean-Noël Jeanneney s’est énervé pour rien. Mon message est que si Google est bien une menace, alors attention: la numérisation ce n’est pas assez, il faut aussi penser à rendre toutes ces oeuvres facilement (et rapidement) disponible sans entraves et à prix raisonnable.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *